moonGARDEN : théâtre d’ombres sur écrans urbains
@Wireframe, crédit photo : Michelle Johnson, Strathcona County, 2023
Étude de cas réalisée par :
Entretien réalisé avec Bernard Duguay, président fondateur, producteur et concepteur, Lucion et Antoine Clayette, co-fondateur et PDG, Wireframe.
L’histoire de moonGARDEN ou quand les astres s’alignent pour faire rayonner la créativité expérientielle de Montréal.
DÉFI : Promener à travers le monde une œuvre immersive basée sur une technique artistique très ancienne, le théâtre d’ombres.
ACTEURS :
Lucion, une firme de création d’expériences au service du divertissement, de la culture et des institutions publiques fondée en 2000 par Bernard Duguay. Son équipe créative rassemble des auteurs, artistes, artisans, musiciens et concepteurs d’espace interactifs qui créent de nouvelles formes de storytelling et storysharing dans des espaces naturels et urbains.
Wireframe, une entreprise spécialisée en production et distribution d’installations artistiques interactives dans l’espace public. Wireframe accompagne les artistes et les acteurs de l’espace public pour transformer les villes, et faire voyager des œuvres singulières — temporaires et permanentes — partout à travers le monde.
CAS : moonGARDEN, une installation publique interactive créée en 2012 pour l’événement « Luminothérapie » à Montréal composée de 6 à 25 sphères auto-gonflées allant de 6 à 30 pieds de diamètre qui a fait le tour du monde : de la Fête des Lumières de Lyon, à Bruxelles, Jérusalem, Moscou, Washington, Mexico City, Medellin, Houston jusqu’à Beijing ; et a été observée par plus d’un million de personnes. moonGarden a récemment été présentée dans le cadre des Jeux olympiques spéciaux de l’Alberta à Edmonton.
SOLUTION :
Tirer profit du développement d’un écosystème favorable pour créer et faire voyager une installation immersive et interactive.
L’histoire de moonGARDEN est liée à celle du Quartier des spectacles (QDS) de Montréal, qui fête son 20e anniversaire cette année.
Le Quartier des spectacles est un quartier où se trouvent, sur un kilomètre carré, plusieurs institutions culturelles importantes ainsi qu’une trentaine de salles de spectacles. Un organisme qui regroupe une vingtaine d’acteurs des milieux politiques, culturels, touristiques et des affaires, le Partenariat du Quartier des spectacles, est responsable de l’animation des places publiques et ce mandat est exercé en gardant toujours en tête l’objectif de lui conférer une identité singulière fondée sur la créativité et l’audace.
Quand est venu le temps de définir l’identité du Quartier des spectacles, la réflexion a été basée sur le « caractère unique de Montréal, ville nordique où la lumière se transforme avec le changement des saisons1 ». Il a même failli s’appeler le Quartier des lumières.
Forts de cette image, les programmateurs des premières activités extérieures sur le kilomètre carré du QDS ont rapidement réalisé qu’ils pouvaient exploiter le potentiel des infrastructures dont la place des Festivals et ses alentours avaient été dotés. « Le réseau de fibre optique ouvre un champ de possibilités. Il relie tous les espaces publics, les huit sites de vidéoprojection sur des façades, les différents équipements spécialisés d’usage public (fontaines, caméras, sonorisation, brumisateurs, lampes de rue, etc.). De la régie centrale, située dans l’édifice Blumenthal, les techniciens peuvent éteindre les lampadaires, activer les fontaines, lancer les projections sur les façades. On en fait un branding : le Laboratoire numérique urbain2 ».
À l’hiver 2010, le Quartier des spectacles inaugure l’événement Luminothérapie avec une création de Lucion, Sphères polaires, qui a été choisie parmi huit propositions d’animation de la place des Festivals3. Puis, en 2012, Lucion remporte de nouveau le concours de Luminothérapie avec moonGARDEN, une installation fortement inspirée de Sphères polaires. C’est le début de l’odyssée de l’œuvre : « Ça commence assez vite, explique Bernard Duguay, le fondateur de Lucion. Le directeur du Festival des Lumières de Lyon était à Montréal, il a vu ça, et il a trouvé ça intéressant. On a déposé une offre à la Fête des Lumières pour l’année suivante et on s’est retrouvés à Lyon. Ça a parti le bal. À Lyon, il y avait un marché d’acheteurs où tous les festivals lumière se retrouvaient à ce moment-là. On a été invité à Jérusalem, Moscou, Bruxelles, et il y a eu des ouvertures pour l’Amérique du Sud. Ça a fait boule de neige et ça a pratiquement marché tout seul à partir de ce moment-là. On était à l’époque – un peu comme au début du cinéma – où tout le monde se connaissait et échangeait des recettes ».
Une niche en cours d’organisation
Depuis, moonGARDEN a été présentée à Washington, Mexico City, Medellin, Houston et Beijing. L’installation a été gérée directement par Lucion jusqu’en 2020, et a continué à voyager à Athènes (Grèce), Toronto, New-York, Strathcona County et prochainement en Pennsylvanie grâce à l’agence d’art public Wireframe.
L’entreprise, qui avait ouvert sa division vouée à la distribution d’installations interactives dans l’espace public deux mois avant le début de la pandémie, a donc débuté ce service avec pratiquement deux ans et demi d’arrêt total de ses activités. moonGARDEN a été la seule installation à sortir cette première année de pandémie.
L’histoire de Wireframe est elle aussi liée au Quartier des spectacles. Fondée en mars 2015 par Antoine Clayette, l’entreprise agissait au départ comme producteur délégué pour les créateurs d’art public et interactif. « Quand le Quartier des spectacles a eu besoin d’installations, ils se sont tournés vers des concepteurs. Les concepteurs n’avaient jamais fait ça pour des espaces publics. On s’est donc greffé avec les différentes industries issues de l’écosystème créatif de Montréal – le cinéma, le cirque, l’intelligence artificielle, les jeux vidéo, etc. On m’appelait pour gérer les projets à cause de mon expérience dans le cinéma, une industrie un peu semblable et la meilleure école de l’imprévu! » – Antoine Clayette.
Pourquoi confier la distribution de moonGARDEN à une entreprise extérieure?
Parce que c’est un emploi à temps plein, répond Bernard Duguay. « C’est une business en soi la distribution. Ça nous permet d’être focussé sur comment faire ces œuvres-là, les concevoir, les réaliser ».
L’installation sur place d’une œuvre interactive demande beaucoup de temps. Il faut quelqu’un pour accompagner l’œuvre, s’assurer que tout fonctionne bien, que tout est calibré en fonction du lieu, de la lumière, etc. Et de renchérir : « Il faut vraiment être sur place, que ce soit plug and play. Il faut penser à la permanence, que ça puisse rouler sans qu’on soit là. On peut embaucher des techniciens locaux, mais c’est difficile à cause des barrières culturelles et linguistiques – tu te retrouves souvent à être au téléphone à 4h du matin. Faire équipe avec un distributeur nous permet de lui confier tous ces aspects de l’installation d’une œuvre » – Bernard Duguay.
La création d’installations expérientielles temporaires dans l’espace public est un champ de pratique relativement nouveau qui allie technologie numérique, narration, création artistique et placemaking4. On trouve à Montréal et au Québec plusieurs entreprises de création de cette forme d’art public qui font voyager leurs installations un peu partout dans le monde5.
Antoine Clayette : « C’est quand même une niche encore jeune et par conséquent, pas encore très organisée au niveau de la chaîne de valeur. Les spécialités se créent donc au fur et à mesure que les besoins se présentent. Au début, tout le monde faisait tout et tout partait de la création.
Mais quand les entreprises créatives commencent à se développer sur le long terme, quand les projets grossissent, quand les commandes augmentent aussi ; les studios de création se posent la question : est-ce qu’on fait tout à l’interne ou est-ce qu’il y a des domaines dans lesquels on est plus fort et d’autres dans lesquels on a plus intérêt à aller chercher quelqu’un pour nous épauler? Wireframe est alors une bonne option pour accélérer leur croissance ».
Les clés du succès
Pour un distributeur, indique Antoine Clayette, une des clés du succès se situe d’abord dans l’identification et la compréhension des différents marchés. Les marchés européens et nord-américains ne recherchent pas le même type d’œuvre. Il convient donc d’identifier le marché qui valorisera le plus la licence. Juste derrière se pose la question de la durée de vie de l’œuvre.
Il faut se demander combien de temps elle va durer, combien d’expositions je peux faire avec ça? Le troisième élément, c’est la maintenance : combien coûte cette œuvre pour la maintenir en bon état? Les derniers facteurs concernent la scalabilité de l’œuvre (sa capacité à s’adapter à la taille des sites qui l’accueille) et le coût de déploiement. Donc, on cherche idéalement des œuvres avec la plus longue durée de vie, le moindre coût de maintenance et de déploiement, et la meilleure valeur de location. Le jeu, c’est de comprendre le marché, de deviner où il s’en va un peu à l’avance et d’accompagner les créatifs dans l’élaboration des futurs concepts.
moonGARDEN est une réussite selon Antoine, parce que « déjà, au niveau artistique, c’est d’une grande poésie. Au niveau de sa scalabilité également, c’est très facile d’en mettre plus ou moins, de l’adapter à la taille d’une place publique à moindre coût. Finalement, au niveau du déploiement, c’est une œuvre intéressante puisqu’elle s’installe en une journée et parce qu’elle est gonflable, occupant ainsi moins de place une fois dégonflée, ce qui optimise les frais de transport.
C’est l’une des premières œuvres que l’on nous demande. Souvent, les clients l’ont déjà vue quelque part, l’ont découverte grâce à la couverture médiatique des précédentes installations, ou elle ressort dans leurs recherches ou dans notre catalogue qu’on diffuse largement ».
Ensemble
Quand on lui demande ce qui contribue au succès international des entreprises québécoises en créativité numérique, Bernard Duguay parle de maillage et de collaboration, particulièrement dans le cadre des missions économiques : « C’est ce qui se passe dans l’autobus souvent qui compte plus. On forme des alliances parce qu’on a le temps, enfin, de se parler, de se dire : qu’est-ce que tu fais, qu’est-ce qui t’anime ces temps-ci? On trouve beaucoup de projets ensemble. C’est du maillage, c’est vraiment essentiel à ce qu’on fait parce que c’est tellement organique notre business. Si on faisait de l’asphalte, ça ne serait pas compliqué, mais nous, on invente de l’asphalte à chaque projet! ».
moonGARDEN est inspirée de la théorie des ensembles, une branche des mathématiques qui permet d’illustrer les notions d’ensembles et d’appartenance, peut-on lire sur le site de Lucion. « Le but éventuel de moonGARDEN, raconte Bernard Duguay, c’est un peu de montrer qu’à vivre ensemble, il y a une meilleure cohésion, une meilleure synergie ».
Luminothérapie, l’événement pour lequel moonGARDEN fut initialement créé, a justement contribué à créer une forme de synergie au sein du secteur de la création d’installations interactives pour espaces publics. « Les œuvres étant choisies par concours, cela a favorisé l’émergence de nouvelles approches de création. Aucun artiste n’ayant toutes les compétences pour créer des installations à grande échelle, on a vu apparaître des regroupements d’expertises. Le succès et l’originalité des propositions qui se sont succédées sur la place des Festivals ont rapidement attiré l’attention dans les milieux concernés par les enjeux d’animation urbaine à travers le monde6 ».
Avec son périple international, moonGarden est certainement un exemple éloquent du succès de ce secteur de l’industrie créatrice numérique québécoise.
1 Deschênes, Claude, Tous pour un : Quartier des spectacles Montréal. Éditions La Presse, octobre 2018.
2 Ibid
3 Éric Clément, La Presse, 25 nov. 2010. Séance de luminothérapie collective cet hiver. En ligne : https://www.lapresse.ca/arts/201011/25/01-4346196-seance-de-luminotherapie-collective-cet-hiver.php
4 Désigne l’occupation d’espaces urbains peu utilisés, sous-utilisés ou abandonnés pour les faire revivre en créant des lieux animés que les résidents peuvent facilement s’approprier.
5 D’après les conclusions d’une étude économique réalisée par Habo pour Xn Québec en 2021, 45% des entreprises membres de Xn Québec créent des installations interactives publiques. Également, 48% des revenus des membres proviennent de l’extérieur du Québec.
6 Tous pour un, page 151